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Deuxième partie

2. Les textes relatant la bataille de Carohaise

 

            Les Romans de la Table Ronde

            Traduction française de Jacques Boulenger.

            Livre I. Chapitre XVIII. Bataille de Carohaise

      1 Ils allèrent tant qu'ils parvinrent à Carohaise en Carmélide, où le roi Léodagan était en conseil dans son palais avec ses barons. Ils se présentèrent en se tenant tous par la main, et saluèrent le roi l'un après l'autre. Puis le roi Ban, qui savait très bien discourir, dit qu'ils venaient offrir leurs services à condition qu'on ne leur demandât point leurs noms. Ce que Léodagan ayant accepté, ils allèrent s'héberger chez un vavasseur appelé Blaire, riche et prud'homme, dont la femme, bonne à Dieu et au siècle, avait nom Lionelle.

            2 Ils n'étaient pas arrivés depuis une semaine que l'armée ennemie parut devant Carohaise. Le conseiller de Rome Ponce Antoine, qui était un très bon et preux chevalier, menait les Romains, le duc Frolle les Allemands, et le roi Claudas les gens de la Terre Déserte.

            3 C'était un mardi soir, 30 avril. Dès que les guetteurs aperçurent au loin les premiers coureurs ennemis et la fumée des incendies, on ferma les portes et tout le monde courut aux armes. Les hommes du roi Léodagan se formèrent sous l'enseigne d'azur à trois bandes d'or, que portait le sénéchal Cléodalis. Artus et ses bons compagnons s'assemblèrent sous la bannière de Merlin où un petit dragon à queue longue et tortue semblait lancer des flammes; on croyait voir sa langue bouger sans cesse dans sa gueule béante.

            Cependant les premiers coureurs ennemis, arrivés au bord du fossé, lancèrent insolemment leurs javelots contre la porte; après quoi ils firent tourner leurs chevaux et commencèrent à rassembler les bestiaux abandonnés dans les champs par les paysans.

            4 Voyant cela, Merlin, suivi de sa compagnie, se fraya passage jusqu'à la porte.

- Ouvre, et laisse-nous sortir! dit-il au portier.

- Sire, je n'ai point d'ordre du roi.

- Ouvre, ou malheur à toi !

            Et, posant sa main sur le fléau, Merlin le soulève, écarte les battants aussi aisément que s'ils n'eussent été clos par une bonne serrure, fait tomber le pont en le poussant rudement, et sort avec les siens après quoi le pont se relève de lui-même, la porte se referme toute seule, le pêne tourne sans aide et le fléau retombe de son propre mouvement.

            Cependant, les quarante et un compagnons, ayant dispersé une troupe d'Allemands qui emmenaient du bétail, rassemblaient les bêtes pour les ramener vers la cité. Ce que voyant, au son des timbres, cors, buccines et tambours, les Allemands du duc Frolle couraient sus au roi Artus et aux siens.

- Sainte Marie Notre Dame, cria Merlin, priez votre cher Fils qu'il nous aide et soutienne ! Poignez, francs chevaliers! Ores on verra qui preux sera !

            5 Ayant dit, il donne un coup de sifflet: aussitôt une rafale de vent soulève un immense tourbillon de poussière, derrière lequel, lâchant le frein et piquant des deux, les quarante et un compagnons laissent courre aux ennemis aveuglés et en font grand carnage. Aussitôt Léodagan fait sortir en rase campagne ses chevaliers en deux corps, l'un sous ses ordres, l'autre sous ceux du sénéchal Cléodalis. Mais il est rudement reçu par les gens du roi Claudas de la Terre Déserte et de Ponce Antoine; les lances se heurtent, les épées frappent les heaumes et les écus, tellement qu'on n'eût point entendu Dieu tonner et que les habitants de la ville en étaient tout assourdis.

            6 Or, il advint que les gens de Léodagan furent enfoncés par ceux de la Déserte, et que le roi fut renversé de son cheval et pris. Merlin le sut dans le même instant, à l'autre bout du champ de bataille.

- A moi, francs chevaliers ! s'écria t-il en levant son enseigne flamboyante.

            Et ses quarante compagnons, rassemblés derrière lui au grand galop, fondent comme une tempête sur les chevaliers qui emmenaient le roi, qu'ils délivrent; puis, après lui avoir donné de nouvelles armes et un destrier, ils repartent à bride abattue derrière leur porte-enseigne, sur leurs bons chevaux dégouttants de sueur; s'élancent à la rescousse de Cléodalis qui avait fort à faire contre les Romains; abattent de leur premier choc tout ce qu'ils trouvent devant eux, et se mettent à frapper comme charpentiers sur poutres.

            7 Ponce Antoine, qui était un des plus preux chevaliers du monde, ne put souffrir de les voir ainsi travailler et se jeta dans la mêlée avec ses meilleurs hommes. Mais le roi Artus jura de s'essayer au Romain qui bataillait de la sorte. Il fut prendre de ses écuyers une nouvelle lance, roide, à fer tranchant, et s'en revint au galop.

- Sire, lui cria le roi Ban, que voulez-vous faire ? Vous êtes trop jeune et trop petit pour jouter contre un si grand diable. Laissez-moi aller, qui suis votre aîné, et plus fort, et plus haut.

- Je ne saurais jamais ce que je vaux, dit le roi, si je ne m'essayais contre un chacun.

            Et il piqua les deux si rudement que le sang sortait des flancs de son destrier; sous les fers du cheval le sol sonna et les pierres volèrent comme grêle. Le Romain s'adressa à sa rencontre; mais Artus appuya si rudement son coup qu'il lui perça l'écu, le haubert et le corps, de manière que le fer et une brasse au moins du bois de sa lance passaient outre l'échine, et Ponce Antoine tomba mort. Alors le roi tira sa bonne épée Escalibur dont il se mit à faire merveilles, coupant bras, poings et têtes. Ah! le beau damoisel ! A le voir, la fille du roi Léodagan, les dames et les pucelles, qui regardaient la bataille sur le mur de la ville, tendaient leurs mains au ciel en priant Notre Seigneur et pleuraient de pitié pour le rude travail d'armes qu'il souffrait, si jeune encore et si petit.

            8 Cependant, le roi Ban de Benoïc, qui était très grand et large d'épaules, cherchait partout son ennemi mortel le roi Claudas de la Déserte. Midi était déjà passé lorsqu'il l'aperçut au milieu de sa gent; aussitôt il vola sur lui droit comme un carreau d'arbalète. Il leva à deux mains son épée et le roi Claudas eut beau jeter son écu à la parade, le coup s'abattit si rudement qu'il trancha l'écu, l'arçon et le cheval entre les deux épaules.

            9 Le roi Ban allait faire passer son destrier sur son adversaire gisant et le fouler rudement, lorsqu'il vit à quelque distance Bretel, la cuisse prise sous son cheval abattu et qu'Ulfin défendait de son mieux: il se jette à la rescousse, mais la presse se referme sur eux; bientôt son destrier et celui d'Ulfin sont tués: les trois chevaliers se placent dos à dos et se défendent durement. Hélas! les voilà bien aventurés, au milieu des ennemis, et peu s'en faut qu'il n'advienne un dommage qui ne sera jamais réparé!

            A ce moment, Merlin, qui savait toutes choses, appela le roi Artus et le roi Bohor, et leur apprit ce qui se passait.

- Ah ! sire, s'écria Bohor, si mon frère était tué, de ma vie je ne connaîtrais plus la joie !

- Suivez-moi, dit Merlin.

            Et le dragon de son enseigne se mit à jeter par la gueule des brandons de feu, si bien que tout l'air en devint vermeil et que les bannières des ennemis prirent feu. Derrière lui, à travers la mêlée, les Bretons avançaient comme une vaste nef qui laissait dans son sillage une double rangée de chevaliers tombés et de destriers fuyants, les rênes traînant entre leurs pieds. Ils parvinrent ainsi au roi Ban et aux siens qui, à pied, leur heaume décerclé leur tombant sur les yeux, leur écu brisé, leur haubert rompu et démaillé, se défendaient derrière un monceau de chevaux tués, et, tenant à deux poings leur épée, frappaient furieusement ceux qui tentaient de les approcher.

            Quand il vit son frère en cet état, le roi Bohor s'appuya sur ses deux étriers si rudement que le fer en plia; brochant des éperons, il courut sus aux gens de Claudas, et, bruissant comme un alérion, il les heurta si rudement que leurs rangs en tremblèrent. De son épée toute souillée de sang et de cervelle, il trancha au premier qu'il rencontra la tête près de l'oreille, l'épaule gauche, tout le corps jusqu'à la ceinture; au second il mit à nu le foie et le poumon. Et Artus et ses compagnons l'imitaient si bien que Ban, Bretel et Ulfin, dégagés, purent rajuster leur heaume et s'armer de nouveaux écus; après quoi, montant sur des chevaux sans maîtres que leurs écuyers prirent au passage, ils se rejetèrent dans la mêlée.

            10 Le duc Frolle, sur un haut destrier très fort et très allant, avait fait tout le jour grand massacre des gens de Léodagan. Quand il vit que les Romains et les hommes du roi Claudas lâchaient pied et que sa gent commençait de plier, il prit à deux mains sa masse de cuivre, si lourde qu'un homme ordinaire aurait eu peine à la soulever, et il se mit, grand et puissant comme il était, à assener de tels coups qu'autour de lui le sang coulait en ruisseau. Pourtant, lorsque son enseigne eut été abattue, ceux qui l'entouraient se mirent à fuir et bien dolent, il tourna bride et s'éloigna, solitaire, au galop de son grand destrier.

            11 Les compagnons de Merlin et les chevaliers de Carmélide étaient si occupés à pourchasser les ennemis débandés qu'ils ne l'aperçurent pas. Seul, le roi Artus se mit à sa poursuite.

            Il le joignit dans un vallon obscur, creusé entre deux bois. Le soleil déclinait à cette heure et toute sa clarté était éteinte par les montagnes qui s'élevaient de chaque côté de ce val profond.

- Géant félon, cria Artus, retournez-vous ou vous êtes mort ! Voyez qu'un seul homme vous poursuit !

            Le duc d'Allemagne eut grand dépit quand il vit que le chevalier qui le menaçait n'était qu'un enfant auprès de lui. Il fit tourner son cheval et s'élança, sa masse à la main, couvert de son écu fait d'un dos d'olifant. Au premier choc, le roi Artus de sa lance lui perça l'épaule; pourtant le géant ne s'émut pas plus qu'un rocher. Il leva sa masse pour riposter mais Artus esquiva le coup en portant son cheval en avant, si froidement que les deux montures se heurtèrent et tombèrent. Frolle, qui était beaucoup plus fort et puissant, mais plus lourd, ayant quarante-deux ans, était encore à terre, que déjà son jeune adversaire lui courait sus. Escalibur fulgurait au-dessus de son heaume; pour parer le coup, Frolle oppose sa masse: elle est tranchée. Alors il tire son épée. C'était une des bonnes lames du monde, celle-là même dont Hercule se servit quand il mena Jason en l'île de Colchide pour conquérir la toison d'or, et elle avait nom Marmiadoise. Dès qu'elle jaillit hors du fourreau, si grande fut la clarté qu'elle répandait que le pays en fut illuminé, et qu'Artus fit un pas en arrière pour mieux la voir flamboyer.

- Sire chevalier, dit le géant, je ne sais qui vous êtes, mais pour la hardiesse que vous avez eue de m'assaillir, je vous ferai grâce: baillez-moi vos armes, et je vous laisserai aller.

            A ces mots le roi Artus rougit de dépit.

- Vous-mêmes, dit-il, mettez bas cette épée et rendez-vous à merci, et sachez que le fils du roi Uter Pendragon ne vous assure que de la mort.

- Es-tu le roi Artus? Apprends donc que j'ai nom Frolle et que je suis duc d'Allemagne. Je tiens tout le pays jusqu'à la terre des Pâtures; et plus loin elle serait mienne encore, si l'on pouvait y passer, mais on ne saurait à cause d'une statue. Judas la mit là en guise de borne et pour marquer jusqu'où s'étendirent ses conquêtes. On la nomme Laide Semblance: les anciens disent que, sitôt ôtée, les aventures cesseront au royaume de Logres; mais celui qui la voit en prend aussitôt la monstrueuse figure. Et maintenant, fils d'Uter Pendragon, sache que je fais serment de ne plus connaître le goût du pain et du vin que je te saurai vivant.

            Il dit et se jeta sur Artus, qui l'évita et le frappa à l'œil droit; si son épée ne lui eût tourné dans la main, le géant eût été occis. Frolle sentit son sang couler sur sa joue; furieux, il courut sus à Artus, qui reculait en se défendant à grands coups d'Escalibur. Et à ce moment six chevaliers romains apparurent sur la pente de la montagne, galopant comme une tempête, poursuivis par Ban, Bohor et Nascien. A la vue des Bretons, le duc Frolle s'en revint à son destrier; déjà il l'enfourchait, lorsque le roi Artus lui déchargea un si grand coup sur le bras que le géant laissa choir son épée et, tout étourdi, s'inclina sur l'arçon. Mais le cheval, qui était le plus grand et le meilleur du monde, sauta, tout effrayé du choc, et emporta par la sombre forêt le duc mugissant comme un taureau.

            12 La nuit était venue. Ban et Bohor demandèrent au roi Artus s'il n'avait point de mal.

- Au contraire, répondit le roi, car j'ai fait aujourd'hui une conquête que je ne changerais pas pour la plus riche cité du monde.

            Ce disant, il essuya Escalibur toute souillée de sang et de cervelle et la remit au fourreau. Après quoi il ramassa Marmiadoise, l'épée du géant, qui étincelait comme un diamant dans l'ombre. Et les trois rois, en compagnie de Nascien, reprirent le chemin de Carohaise.

notes : Textes de référence

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